Human Rights Watch : brutalités policières lors de manifestations
Il faut enquêter sur les abus commis par la police et cesser les poursuites judiciaires pour de simple critiques visant le gouvernement
(Tunis, le 31 janvier 2018) – Dans ses efforts pour étouffer le mouvement de protestation sociale qui s'est emparé de la majeure partie de la Tunisie durant le mois de janvier 2018, la police a parfois passé à tabac les personnes arrêtées et leur a dénié le droit d'être assistées d'un avocat conformément à la loi tunisienne, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Elle a également arrêté des personnes pour avoir distribué des tracts qui critiquaient en termes pacifiques la politique du gouvernement et demandaient davantage de justice sociale.
Les autorités tunisiennes devraient enquêter sur les allégations de mauvais traitements de manifestants par la police et abandonner les poursuites contre quiconque a été inculpé uniquement pour avoir exercé pacifiquement son droit de réunion ou d'expression.
« Les autorités tunisiennes sont évidemment en droit d'empêcher les actes criminels lors de manifestations et de poursuivre en justice leurs auteurs, mais pas en recourant aux brutalités ou en refusant un accès à des avocats; et elles ne devraient pas non plus réprimer l'exercice des droits aux libertés de réunion et d'expression », a déclaré Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch.
Les manifestations ont commencé de manière sporadique le 4 janvier et se sont rapidement étendues à plusieurs villes à travers la Tunisie, à la suite de l'adoption par le Parlement du Budget de l'État, qui augmentait les impôts et instaurait des mesures d'austérité afin de réduire les dépenses publiques. Certaines manifestations ont rapidement dégénéré en confrontations avec la police, accompagnées d'actes de vandalisme, d'incendies de bâtiments publics et de pillages. Les manifestations se sont atténuées depuis le 15 janvier.
Le colonel Khelifa Chibani, porte-parole du ministère de l'Intérieur, a déclaré le 13 janvier que les autorités avaient arrêté plus de 930 personnes, qui font l'objet de diverses accusations, notamment de pillage, de destruction de biens publics, d'incendie volontaire et d'érection de barrages routiers. Une personne est morte à Tebourba, à 35 kilomètres à l'ouest de Tunis, dans des circonstances qui sont contestées. Le colonel Chibani a affirmé que plus de 50 agents de police avaient été blessés lors des manifestations.
Human Rights Watch s'est entretenu avec huit membres de Fech Nestanew (« Qu’attendons-nous ? »), un mouvement de jeunesse qui s'oppose aux mesures d'austérité du gouvernement, et avec d'autres activistes dans diverses villes qui ont été détenus et interrogés par la police. Human Rights Watch s'est également entretenu avec les familles de cinq membres d'un groupe de 23 personnes arrêtées à Tebourba en rapport avec les manifestations, ainsi qu'avec la famille de Khomsi Yeferni, le manifestant décédé.
Dans de nombreux cas lors de la vague de manifestations, les autorités ont respecté les droits aux libertés de réunion et d'expression pacifiques. Les 12 et 14 janvier, par exemple, Human Rights Watch a observé le comportement de la police anti-émeutes à Tunis. En dépit d'une certaine tension avec des manifestants sur l'avenue Habib Bourguiba dans le centre de la ville, la police n'a pas empêché les manifestants de défiler en scandant des slogans anti-gouvernementaux ou en brandissant des affiches critiques du président et du Premier ministre.
Mais dans d'autres cas, les autorités ont réprimé les manifestations en arrêtant des participants. Dans certains cas, des témoins ont affirmé que les autorités avaient violé les droits des personnes arrêtées en recourant contre elles à la violence physique ou en leur déniant l'accès à un avocat.
Les autorités ont arrêté au moins 50 activistes de Fech Nestanew, pour avoir soit distribué des tracts, soit griffonné des slogans sur les murs. La police a interrogé certains des distributeurs de tracts pendant des heures, avant de les libérer sans inculpation ou de les transférer devant un procureur pour une éventuelle inculpation. Au moins huit d'entre eux doivent passer en jugement pour « distribution de matériel portant atteinte à l'ordre public. » Human Rights Watch a examiné les tracts, qui contenaient des critiques pacifiques des politiques du gouvernement et des appels à la justice sociale. Les poursuites pour une distribution de tracts qui n'était que l'exercice du droit à la liberté d'expression pacifique, comme celle de critiquer les politiques du gouvernement, devraient être abandonnées car elles sont incompatibles avec l'obligation de la Tunisie de respecter la liberté d'expression.
Yeferni, un chômeur de 41 ans, est mort pendant les manifestations à Tebourba le 8 janvier. Les autorités ont affirmé qu'il était atteint d'une maladie respiratoire chronique et était mort d'asphyxie après avoir inhalé des gaz lacrymogènes. Cependant, des entretiens avec des témoins et des images vidéo laissent penser qu'il a été heurté par une voiture de police.
Selon les médias, les autorités ont annoncé l'ouverture d'une enquête sur sa mort. Une telle enquête devrait être menée sans retard. Elle doit être impartiale, inclure des interrogations de témoins et mener à faire rendre des comptes à tout agent du gouvernement dont il serait prouvé qu'il a contribué à la mort de Yeferni soit délibérément, soit par un acte de négligence criminelle, a affirmé Human Rights Watch. Des enquêtes similaires devraient être menées sur toutes les allégations de mauvais traitement physique de détenus.
Human Rights Watch a étudié les conditions dans lesquelles les 23 jeunes hommes de Tebourba ont été arrêtés, interrogeant les familles de cinq d'entre eux, examinant les procès-verbaux de police dans 10 de ces cas, et observant leur procès le 18 janvier. Les familles, ainsi que les prévenus lors de leur comparution devant le tribunal, ont affirmé que la police s'était emparée des 23 hommes lors de raids nocturnes à leurs domiciles les 9 et 13 janvier, les avait maltraités lors de leur interpellation et de leur interrogatoire, les avait forcés à faire des aveux et leur avait refusé d'importants droit procéduraux, tels que celui d'être assisté d'un avocat lorsqu'on est aux mains de la police. Un juge du Tribunal de première instance de Manouba les a acquittés le 23 janvier et a ordonné leur remise en liberté.
« La documentation que nous avons faite sur les allégations d'abus commis à Tebourba donne l'impression d'une tendance inquiétante », a affirmé Amna Guellali. « Seule une enquête impartiale et indépendante peut établir si le comportement de la police a été inhabituel ou si le schéma observé à Tebourba est en fait plus généralisé. »